Modère un macho

Langue de lutte
5 min readOct 8, 2021

[TW : bullshit job / souffrance au travail / évocation de propos discriminants (explicites mais non précisés)]

Je marche, parce que je ne peux plus dormir le jour.

Et je ne peux pas dormir pas la nuit, parce que je dois travailler de minuit à six heures.

Et je dois travailler parce que… bah, vous savez.

Mon travail, c’est : modérer les commentaires en ligne sous les articles de la presse digitale ; Le Parisien, CNews, tous ces sites sont légalement responsables du contenu qu’ils hébergent et vu l’audience, faut bien que quelqu’un-e passe un coup de balai. Alors attention, modérer ce n’est pas censurer : j’applique le cadre légal. Par exemple, le racisme : ce n’est pas une opinion, c’est un délit, une discrimination. Si je lis un commentaire raciste : double-clic, ça dégage. Commentaire sexiste, homophobe, transphobe, xénophobe, islamophobe, antisémite, menaces de mort : double clic, supprimé, ça disparaît. Si le message est OK, je continue de scroller. Selon les plateformes, je vire entre 25 et 33% de ce que je lis. Toute la nuit : scroll, scroll, shoot, scroll, scroll, scroll, shoot. Ma petite routine sur le fil.

Franchement au début, c’était presque un kiff. Déjà, je bosse de chez moi en pyjama, et puis surtout, j’avais l’impression de trancher les langues de troll zemouriennes, d’emasculer les mascus, de mettre l’armée finkielkrotée sur mute à jamais. Des fois ils insistent, ils re-postent la même connerie à l’infini. Alors je peux les bannir pour “spam”. J’ai le bouton du pouvoir nucléaire sous l’index, je déclenche ma gâchette à souris, je chasse du web les hors-la-loi et je vise juste quasi chaque fois.

De temps en temps je laisse passer un petit ACAB qui traîne, c’est compris dans mon taux d’erreur toléré par le management. Je fais du bon boulot, après la période d’essai j’ai de suite eu le CDI. Les trois premières années, ça allait. Je shootais la nuit, je dormais le jour. Mais depuis quelques mois, c’est ça le souci : j’arrive plus à dormir en journée.

Pourquoi on travaille la nuit ? Comme les agent.e.s d’entretien, pour que la toile soit toute propre au petit matin. C’est en captant ça que j’ai réalisé qu’en fait, j’étais éboueur du net. C’est d’autant plus drôle qu’avant ce job, j’avais déjà été éboueur, IRL, dans la vraie vie. J’ai fait deux mois en intérim. J’aimais bien, j’ai arrêté à cause de l’odeur, et du froid, et puis ça se passait moyen avec le chef d’équipe. Bref, là c’est pareil mais j’ai mon cul sur une chaise et je suis à l’abri de la pluie. La paie c’est la même : SMIC horaire + les primes de nuit et pour les jours fériés. Oui, on bosse aussi le 1er mai. J’aime pas ma famille, c’est une super excuse pour rater Noël. Ça c’est top. Mais la thune, c’est un sujet. De tous les jobs que j’ai faits, toujours les plus difficiles les moins bien payés. C’est plus rentable de créer des slides sur PPT que de nettoyer la ville. C’est dommage que la rémunération soit pas équivalente à l’utilité sociale, mais vous allez me traitez d’islamo-gauchiste et je vais devoir vous modérer. Nan, je rigole.

On a une productivité à respecter. Trois cent commentaires à lire par heure. Tu calcules, ça fait trois centimes le commentaire. Quand je me connecte sur le serveur à minuit, il y a environ deux mille messages en attente de modération. Quand je finis à six heures du mat’, il faut que le bac virtuel soit vide. Je dis virtuel mais la violence est bien réelle. Certains commentaires sont courts. Les insultes, c’est le plus facile : double clic. D’autres sont de vrais pavés, j’avoue, je les lis vite fait mais faut faire gaffe, y’a des vicieux qui glissent des codes nazis entre deux paragraphes et si je laisse passer ça, qu’un-e internaute le voit et le signale au média, alors le client appelle ma boite et je me fais gronder.

Ça gronde gentiment, comme on sait le faire de nos jours dans la nation du démarrage en côte. Tu sais le management qui te veut du bien : “Ça va chez toi t’as assez de place ? T’as besoin d’une chaise plus confortable ? Tu sais que tu peux venir dans l’espace ouvert quand tu veux.” Ouais, merci mais non merci. Je préfère modérer au calme dans mon petit studio que de devoir lutter pour me concentrer, parce y’a une agence de call center qui partage le locaux et ça fait du bruit 24 sur 24. Non, le télé-travail ça me dérange pas.

Ce qui me dérange le plus, c’est les mascu. Eux, j’en peux plus. Ils sortent des aberrations tellement débiles que pendant un moment je les copiais-collais pour les collectionner. J’ai essayé d’en faire un Tumblr, je les compilais sur un compte : “Modère un Macho”, mais ça marchait pas trop. En même temps, qui a envie de lire ça ? Y’a des trucs vraiment crades vous savez. Faut se faire rémunérer pour supporter ça. À quel moment dans l’humanité le travail c’est devenu une compensation de la souffrance endurée ? Tu gagneras tes coquillettes à la sueur du front, le burn out entre les dents ?

Et encore, moi ça va, je fais que le texte. J’ai des collègues qui modèrent les photos de profil de sites de rencontres, elles voient défiler des dick-pics à longueur de nuit. Pire encore, j’ai regardé ce docu sur les entreprises comme Youtube qui sous-traitent la modération de leur contenu en Asie du Sud-Est. Là, en vidéo, tu dois voir du sale.

Moi au final ça va, je vous dis le seul truc qui me fait double-vriller, c’est les tartines de sexisme. Ça commence à me donner des spasmes. L’autre jour dans le métro, j’ai tapoté la barre avec mon index alors qu’un gars harcelait une meuf. Double clic connard double clic… mais j’ai rien fait en vrai. La fatigue, vous savez.

La galère c’est ça, ce que j’essaie de vous expliquer : le jour, j’ai plus sommeil. Je reste sur mon lit à regarder le plafond en repensant à toute cette merde que je lis la nuit. Je crois que ça commence à m’abîmer profond parce que l’autre matin, j’ai juste fait tomber ma tartine et j’ai pas pu m’arrêter de pleurer.

Alors je suis sorti-e marcher. Histoire de m’aérer. J’ai fait toute la ville, et comme à la belle époque, j’ai nettoyé les rues.

Ce soir, c’est tout propre. Plus un seul mascu en vue.

Epilogue, monologue intérieur :

Alex : T’aurais pas dû.

Xia : J’aurais pas dû quoi ? Cleaner la rue des mascu ?

Alex : Non, lire ton texte pendant l’atelier.

Xia : Bah si, lire c’est cool, ça fait du bien de prendre la voix tout ça.

Alex : Ouais, ça d’accord, mais t’as oublié le trigger warning “violence” et pas pardon mais la fin de ton texte était ultra-violente.

Xia : Ah oui… bin, je sais pas je, je m’étais pas rendu compte, voilà.

Alex : Tu t’étais “pas rendu compte” ou tu voulais garder l’effet de surprise pour faire une belle chute ?

Xia : …Je… Ok, je voulais faire une belle chute voilà ! Mais ça valait le coup, non ?

Alex : …Si.”

Alexia Tamécylia

Atelier #LanguedeLutte #Equinoxe #CitéAudacieuse

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Les textes de ce blog ont été créés lors d’ateliers d’écriture, en non mixité queer et féministe. Plus d’informations sur : www.facebook.com/languedelutte