Le triangle de verdure
Je passe tous les jours à côté de ce triangle de verdure à l’abandon, coincé entre le périph’ et l’école primaire privée d’une ville qui vote en marche.
J’y passe seulement de jour, ou la nuit si je suis très pressée, et je n’y attarde pas mon regard.
J’y passe seulement, je ne m’y arrête jamais. Ce n’est pas un lieu où l’on s’arrête, ce n’est pas un lieu où on va, c’est tout au plus un lieu où on échoue, comme une épave à la dérive.
Je n’aime pas particulièrement cet endroit, mais il est utile. C’est un lieu refuge, un lieu mémoire. Le rappel qu’on a tous ensemble échoué.
Je rentre chez moi, dans ma boîte aux lettres, une communication de la mairie pour faire du triangle de verdure quelque chose. Ce qu’ils veulent, tout ce qu’ils veulent, pour que l’espace réponde mieux aux besoins des usagers de la ville.
Sur le coup je pense : c’est une bonne idée.
J’ai confiance, de bonnes idées vont émerger.
Le temps passe, la concertation prend sa place, et les travaux transforment le triangle de verdure d’en face.
J’y passe, en journée. Le paysage a bien changé. De grands arbres sortis de nulle part s’étirent le long de l’allée, une pelouse verdoyante pique les yeux par son éclat, les jeux pour enfants sont au centre du triangle. On dirait une publicité. Des gens s’y sont installés. Pas n’importe qui, les gens du quartier, avec leur famille, petits et grands s’y sont arrêtés et y partagent de bons moments.
Ce n’est que de nuit, que j’identifie ce qui me dérange. Sur un des bancs, qu’accueillait de jour, parents et enfants, un couple plus ou moins jeune, ou des lecteur•ice•s, un homme dort.
Dort-il vraiment ? Le peut-il ?
Il y avait de la place sur le banc pour deux personnes et pour l’intimité. Il n’y a pas de place pour le corps d’un homme qui dort dehors.
Je ralentis en voyant l’homme, comme si le banc allait continuer de grandir à mesure que je m’avance. Non, ce n’est pas un jeu de perspective, c’est le travail d’ingénieurs et d’urbanistes qualifiés qui ont veillé à ce que le corps d’un homme qui dort dehors ne puisse pas vraiment s’y installer.
Je voudrais qu’il y ait quelqu’un d’autre. Alors que je suis toujours plus rassurée la nuit quand la rue est vide. Je voudrais plonger mon regard désespéré dans celui de quelqu’un d’autre. Quelqu’un à qui je pourrais faire un sourire triste et gêné. Quelqu’un avec qui partager la responsabilité.
Au lieu de ça, mon regard se pose sur l’encart publicitaire qui annonce fièrement : « Ici, votre nouvel air de jeux arboré, accueillant, sécurisé et éclairé »
Je ravale mon malaise.
A-t-on vraiment interrogé tous les êtres-humains du quartier ?