La cigarette
Ligne 2, lundi, heure de pointe.
« Pour ne pas tenter les pickpockets, fermez bien votre sac et surveillez vos affaires personnelles. »
Michael, un touriste américain, se retrouve pris dans l’enfer des transports parisiens. Il se sent de plus en plus excédé.
Mauvaise journée, trop de monde dans les musées. Il cherche dans toute la rame un défouloir. Son regard s’arrête sur une femme SDF qui, oh my god, fume dans le wagon !
Oh joie, Michael sent monter en lui le pouvoir de la moralité, il a le prétexte parfait pour agiter le drapeau de la bienséance et lâcher toute sa frustration sur cette femme.
(Il ne le sait pas, mais elle s’appelle Alice. Cela fait trois mois qu’elle dort dans la rue. Elle a faim, elle a peur et personne ne semble jamais la voir. Petit à petit, Alice s’est repliée sur elle-même, roulée en boule tout au fond de son être. Elle ne pourrait même pas dire pourquoi elle a allumé cette cigarette).
Michael commence sa tirade. Nul besoin d’être anglophone pour en saisir le sens. N’a-t-elle pas honte de fumer ainsi dans un lieu clos ? Il y a des enfants, des personnes âgées et des asthmatiques. N’a-t-elle pas honte d’occuper l’espace avec son gros sac, avec sa misère et ses effluves de tabac ? N’a-t-elle pas un mari pour s’occuper d’elle ? N’a-t-elle pas des marmots elle aussi ? Voudrait-elle qu’ils soient à moitié asphyxiés par sa faute ?
Et Michael continue, encore et encore. Il ne la lâche pas. Il déverse sur elle sa haine brûlante et putride.
Alice ne répond rien. Elle a les yeux hagards. Elle ne comprend pas le jargon de cet homme ni la raison pour laquelle elle se retrouve soudain dans la ligne de mire de tous les regards alors qu’elle a passé trois mois à être invisible.
Michael n’a toujours pas cessé de parler. Les propos sont de moins en moins cohérents. Il dérive sur la fermeture des frontières et sur le fait que dans son pays cela ne se passe pas comme ça. Il s’échauffe, encouragé par le silence des autres voyageurs. Personne ne semble vouloir ni pouvoir l’arrêter.
Soudain, une voix s’élève : « Shut the fuck up ».
Deux personnes regardent Michael avec colère. Iels sont jeunes et détestent habituellement se faire remarquer. Mais tandis que cet homme hurlait des horreurs, il a réveillé en elleux toute leur rage.
Rage contre l’acharnement subi par Alice.
Rage contre la xénophobie et le sexisme qui suintent de chacun des mots de Michael.
Iels allument la flamme de la révolte. Iels allument une cigarette. Et s’assoient à côté d’Alice pour fumer avec elle.
Et petit à petit dans le wagon d’autres lumières de solidarité s’élèvent tandis que les voyageurs allument un à un une cigarette.
Texte de Juliette
écrit pendant l’atelier d’écriture Langue de lutte