Claudine
Fierté, rage et paillettes
1. Paillettes :
Les vilaines camila sosa vilada
“Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête.
Le monde du désir n’est pas aussi lumineux qu’on le croit.”
Ce que la nature ne te donne pas, tu l’apprends, puis tu le prends.
Tu apprends à t’habiller, à marcher, à te maquiller, à te parfumer et à te coiffer comme une fille. Tu apprends à te taire, à baisser les yeux et à sourire aux blagues des garçons, en gardant toujours les dents bien serrées pour ne pas répondre de travers. Tu apprends que ta position sera toujours un peu en dessous de celle de l’autre moitié, la moitié dotée de masculinité.
Puis un jour tu te réveilles, et tu décides de prendre. Tu commences par prendre la veste en cuir noir de ton mec, celle qui lui donne un peu l’air d’un loubard. Tu l’enfiles, tu ébouriffes tes cheveux trop fins qui n’ont jamais appris à tenir dans un chignon sage, tu prends un crayon khôl et tu traces un unique trait d’eyeliner noir au-dessus de chaque œil. Et tu es devenue un être contre nature, une femme dure, une femme puissante, une ex-femme soumise. Tu prends la parole et par tes actes et ta posture tu prends le pouvoir.
Tu deviens ce que tu es, une femme puissante qui fait trembler les masculinistes. Tu les regardes droit dans les yeux sans broncher, tu leur réponds et ils sont mal à l’aise. C’est toi qui les fais broncher.
Tu prends ton espace, tu prends ta place, et après tu apprends à t’ouvrir aux autres.
2. La rage
Luther anger interpreter
On terminait de diner quand le téléphone se mit à sonner.
« Madame du Poulain ! Quel plaisir de vous parler enfin ! » « Enfin », c’est le mot approprié, car il est 21h45. Je fais des signes à l’ado avec ma main libre, lui montrant les assiettes sales pour lui signifier de débarrasser.
« Oui, donc c’est pour les cours particuliers de Marie, c’est bien ça ? Les cours de soutien en français, maths, italien, physique chimie, histoire géographie… » Ta gosse, elle a besoin de soutien scolaire dans toutes les matières, alors qu’elle vient à peine de commencer le collège… ça promet pour la suite. L’ado n’a pas touché les assiettes, elle tend l’oreille et me regarde.
« Ce qui m’attire dans l’enseignement ? Tellement de choses vous savez… » Ce qui m’attire dans l’enseignement, ce sont les sous que vous allez me payer pour enseigner qui vont me permettre d’acheter à manger.
« Le… le… le contact humain… Mon autre profession, celle de traductrice est très solitaire. » Oui, le contact humain, ça au moins, une machine ne peut pas le faire à l’œil, contrairement aux traductions gratuites offertes par copilot et par DeepL.-quoiqu’au Japon ils ont apparemment mis des robots dans les maisons de retraites pour câliner les vieux… le monde est fou, fou, fou… L’anxiété monte en moi et je me force à me reconcentrer sur la conversation. Les cours particuliers, même si ça veut dire que si je dois me taper les gosses des autres, c’est un moyen de me garantir un revenu.
En parlant de gosses, l’ado se rapproche de moi avec un sourire narquois. Je fais les gros yeux et lui fais signe de débarrasser la table. Peine perdue, je n’ai aucune autorité.
« Oui… ma fille est grande maintenant, et l’adolescence est une période si… intéressante.» L’adolescence, les hormones en ébullition, le développement des glandes sébacées qui produisent de l’acné, des glandes sudoripares, les odeurs… Quel rêve !
Le sourire de l’ado n’est plus narquois, il est hilare.
« C’est une période ou ils apprennent tellement de choses, si rapidement… » L’ado avait mis trois ans, oui, trente-six mois à apprendre à utiliser du déodorant et du savon, j’espère quand même que c’est un cas extrême et pas la norme…
L’ado a pris un papier et un marqueur violet… aie.
« Oui, c’est vraiment un âge sympa. » Non, les adolescents sont tous des monstres, par exemple mon ado à moi faisait une crise d’angoisse en moyenne une fois par jour.
Le marqueur se déplace fébrilement sur le papier. L’ado a commencé à écrire. « Ça ne fait pas style six ans que tu comptes les semaines avant ce que tu appelles la journée de la libération ? » Je lui fais signe de s’éloigner d’un geste de la main.
« Donc oui, avant de devenir traductrice j’ai été enseignante, j’ai passé les concours et j’ai enseigné en collège mais comme j’ai eu l’occasion de devenir traductrice… » Oui, j’ai été prof, c’est vrai, c’était une grosse erreur, peut-être la pire erreur de ma vie. L’ado griffonne sur le papier : « Sérieux ? tu vas remplier avec les gosses des autres ? ».
« Eh oui… ça me manque tellement ! » Les collèges zep dans le fin fond de l’Essonne, les emplois du temps plus troués que du gruyère, les coctails Molotov lancés dans la salle des profs, les collègues sous anti-dépresseurs qui disent « Plus que six semaines avant les vacances de La toussaint… c’est faisable »… oui, c’est vrai la vie sans enseignement est trop tranquille, trop facile. « Maman ! Tu dis tout le temps que tu avais arrêté pour le bien des élèves ! Réfléchis avant de t’engager. »
Je fronce les sourcils, je montre un peu mes dents pour lui faire comprendre que je suis sérieuse et avec difficulté, je transforme mon rictus de colère en sourire forcé.
« Alors vous voulez des cours le vendredi soir et le mercredi après-midi ? Mais oui, je suis disponible, bien entendu. » Heureusement que c’est bien payé ce truc… je les aurai mérités mes 20 euros de l’heure.
Le stylo de l’ado vole sur le papier, bien plus rapidement que quand il est utilisé pour écrire une dissertation : « Adieu soirées du vendredi, adieu veau, vache, cochon… adieu liberté… »
« Merci beaucoup Madame du Poulain, j’ai noté l’adresse et à après-demain ! » J’ai deux jours pour me préparer, pour essayer de retrouver ma vocation d’enseignante et ma pédagogie… ça va le faire, elles doivent être dans le fond d’un tiroir quelque part.
Je raccroche. L’ado à pose son stylo, ses bras sont ballants, sa bouche est bée… « Maman tu vas vraiment faire ça ? Tu vas vraiment reprendre les cours ? »
Nos regards se croisent, j’essaye d’avoir l’air sévère et menaçant puis j’éclate de rire. L’ado fait de même.
3 Stone butch blues
« Bon ben alors… », affirme l’ado d’un air docte, « je suis demi-girl et omnisexuelle. »
« Omnisexuelle ? Kesako ? » demande Cecile, ma copine.
“Omnisexuelle c’est comme pansexuelle sauf qu’on voit le genre. »
« Euh, tu peux nous expliquer ce que c’est que pansexuel ? »
« Pansexuel c’est quand tu es intéressé par la personne et peu importe le genre. »
« Quand tu dis intéressée », je demande en regardant mon bebe d’amour avec des grands yeux, « tu veux dire attirée ? »
« Oui maman, je veux dire attirée. »
« Tu sais que tu n’as que quatorze ans et que j’ai dit que pas de rendez-vous amoureux avant tes 35 ans ? »
« Maman, tu avais quel âge quand tu as rencontré papa ? »
Je refuse de répondre à cette question, très compromettante. C’est Anne qui, en levant le sourcil, prend la parole : « En fait, ce que tu nous dis là c’est que tu croques tout ! »
Je la fusille du regard, Cécile essaye de réorienter la conversation vers un terrain moins miné.
« C’est quoi la différence entre omnisexuel, Pan sexuel et Bisexuel ? »
« La différence c’est que bisexuel c’est ce qu’on disait en 1995 et que nous sommes en 2022. »
Touché ! 1995 c’est l’année de mes 18 ans. Je pense à des vipères, à mon sein et combien je regrette de l’avoir chauffée contre.
Nous sommes installées à la terrasse d’un bar du marais, c’est une soirée du mois de juin, les cours sont presque finis, et on voulait sortir un peu. Nous sommes installées en terrasse d’un bar de filles avec des amies. Les cheveux bleus de l’ado, le fait qu’elle parle fort, et bouge les mains avec volubilité ont attiré les regards et un petit attroupement s’est formé autour de notre table. Y’a pas intérêt qu’on essaye de la draguer… je veille au grain.
« Bon, et demi-girl, je poursuis en massant mon orgueil endolori, ça veut dire quoi ? »
« Attends maman je te montre le drapeau. » L’ado sort son portable et effectue une recherche sur Google tout en parlant. « Demi-girl, c’est que parfois je me sens fille mais que parfois j’ai juste pas envie d’être une fille mais un garçon. »
« Mais ma chérie, ça c’est normal ! Le problème c’est le patriarcat. Moi aussi j’en ai marre que les mecs aient tout le pouvoir. On ira manifester le 8 mars si tu veux. »
« Non maman, c’est pas vraiment ça. » Mais cette expression… je lui fais de la peine, où quoi ?
Je regarde son écran de portable, bariolé de drapeaux multicolores
« Oh ! les asexuels ont un drapeau. C’est ce que j’étais quand j’étais avec ton père … Sauf que je ne savais pas que ça avait un nom… ou un drapeau. »
« Oui et tu es bi romantique ! » Elle indique un autre drapeau.
« Romantique, comme si ton père avait un jour été romantique…drôle oui, sympa oui mais pour le romantisme on peut repasser »
« Wah ! » dit Anne, sa clope est presque tombée de sa bouche tellement elle est grande ouverte. « Tous ces drapeaux, toutes ces orientations ! Quand j’avais ton âge, on n’avait même pas inventé les lesbiennes. !»
Oui, mon ado, quand j’avais ton âge on n’avait pas inventé les lesbiennes… c’était vraiment ça. Ou plutôt, si je m’étais autorisée à penser à ces questions en 1992, quand j’avais l’âge que tu as aujourd’hui, c’est dans la rue ou en hôpital psychiatrique que j’aurais fini.
Mon ado, je te regarde qui fais des grands gestes de tes mains et qui repousses une mèche bleue qui a glissé sur ton front, je te vois expliquer ton monde a mes amies quarantenaires et même cinquantenaires, je ne comprends pas les trois quarts des acronymes que tu lances avec la désinvolture de quelqu’un qui les manipule au quotidien, mon ado, je te regarde, et ce que je ressens ressemble beaucoup à de la fierté.
textes de Claudine
atelier du 31 mai 2025
